A l’heure où le cap des 7 milliards d’homo-sapiens vient d’être franchi sur terre, et où la planète surexploitée s’essouffle dangereusement, on peut s’interroger sur le sens de notre extraordinaire ruée vers le virtuel, et y voir le signe d’une adaptation forcée de l’espèce humaine.
Il arrive souvent que les idées les plus évidentes ne nous apparaissent pas clairement. Depuis des années, je m’interrogeais – comme beaucoup d’observateurs – sur les caractères massif et inexorable de notre fuite vers le virtuel. J’étais étonné de constater, en particulier, que contrairement aux autres domaines, les imperfections, les atermoiements, les dysfonctionnements même des supports et des technologies utilisés ne freinaient en rien cette course frénétique. Rappelons-nous nos premiers pas sur Internet, il y a peine quelques années, à l’époque où surfer représentait une expérience tout à fait désagréable en raison de la lenteur des réseaux. Rappelons-nous aussi les crises de nerfs que nous avons tous vécues confrontés aux réactions inattendues de nos premiers ordinateurs individuels. Nous étions excédés, en vérité, par ces technologies instables, absolument non fiables. Mais nous avons pourtant persévéré, comme s’il était écrit qu’il fallait continuer coûte que coûte dans cette voie.
Alors la photo numérique concurrença puis remplaça l’argentique, contre l’avis des professionnels de la photo qui voyaient dans cette représentation une fade simulation de leur art. Alors l’enregistrement numérique de la musique concurrença puis remplaça le support analogique HIFI, pour un résultat sonore peu probant et une prétendue inaltérabilité des supports CD démentie par l’usage (les CD réinscriptibles en particulier ont une durée de vie de moins de 10 ans).
Et il en fut de même pour tous les objets d’échange, de communication, de connaissance qui tous se virent numérisés séance tenante.
Nous savons aujourd’hui que cette révolution numérique avait pour objectif de porter les contenus (image, son, flux, informations…) sur Internet, c’est à dire de les transporter du territoire physique vers l’espace virtuel, espace dématérialisé dans lequel nous organisons désormais notre vie en société : e-administration, e-commerce, e-connaissance, et e-sociabilité avec les réseaux sociaux.
Ainsi, en quelques années, avons-nous assisté à la plus rapide et la plus formidable transformation de notre civilisation jamais opérée : une véritable ruée vers le virtuel.
Mais quel en est le sens, pourquoi cette convergence, et pourquoi cette urgence sous-jacente ?
J’en étais là de mes réflexions, n’obtenant pas de réponses satisfaisante à ces interrogations, lorsque j’eus l’idée de rapprocher ce phénomène de dématérialisation à celui de l’évolution rapide et délétère de notre monde physique. En développant ce parallèle, tout devint plus clair.
Comme chacun le sait désormais, notre planète n’est pas au mieux : la surpopulation, la surconsommation, la surexploitation de ses ressources ont atteint des niveaux tels que nous courrons inexorablement et indubitablement à la catastrophe. Le risque de condamnation de notre espèce, ainsi que toute forme de vie terrestre, est réel. L’homme civilisé, auteur malgré lui de ce crime potentiel par son existence même et son activité surabondante, semble bien démuni pour le combattre.
L’étude comparée de ces deux phénomènes concomitants (ruée vers le virtuel / imminence d’une catastrophe écologique) m’a amené à poser l’hypothèse que la migration de la civilisation humaine du monde physique vers le monde virtuel serait la parade que la nature aurait trouvée pour préserver la vie, avec et malgré nous.
Sous cet éclairage, cette migration vers l’espace virtuel ne serait pas anodine : il s’agirait bel et bien d’une mutation de l’espèce humaine, dont l’objectif consisterait à nous rendre écologiquement inoffensifs. Dématérialiser les services, le commerce, les échanges, c’est avant tout éviter les déplacements : si je paie la cantine de mes enfants en ligne, je ne me déplace pas en mairie, si je projette une vidéo choisie on demande dans mon salon, je ne me déplace pas au vidéoclub, etc.
Les sites communautaires, les réseaux sociaux, quant à eux, instaurent une nouvelle manière de vivre en société : ils ont pour vocation de déplacer nos lieux de vie de la terre ferme à l’espace virtuel.
La dématérialisation des objets de représentation, d’échange, de diffusion, permet d’économiser leur production et leur coût de diffusion (exemple : les millions de CD et de boîtes évitées par la mise en ligne des applications informatiques).
La nouvelle économie, la fameuse économie parallèle sur Internet, couvrira bientôt la totalité du spectre de l’économie traditionnelle. Le gain écologique d’une telle extériorisation de l’activité de production et de consommation est évidemment gigantesque. En comparaison, l’énergie nécessaire aux serveurs et ordinateurs du monde entier est marginale.
Dans l’essai « L’avatar est l’avenir de l’homme » qui vient de paraître, j’étudie le phénomène de dématérialisation avec le regard d’un enquêteur scientifique convaincu que ce mouvement trop rapide, mal ficelé, cache quelque chose ; je mets en parallèle les risques majeurs de la planète (démographie, sur-croissance, écologie) comme autant de mobiles à une mutation de l’espèce humaine et dans une approche prospective, je tente de brosser les contours de cette évolution.
Bien sûr, il s’agit ici d’une hypothèse, d’un constat et non d’un souhait. Pour prévenir le risque écologique et préserver notre planète, il vaudrait mieux agir de manière consciente et concertée et prendre le chemin – certes difficile – de la dénatalité, de la décroissance et choisir un mode de vie de frugalité et non de surconsommation.
Si nous n’y parvenons pas, la nature prendra des décisions à notre place afin de nous rendre moins dangereux pour l’équilibre de la planète, peut-être a-t-elle déjà commencé…
Bonjour,
Le phénomène que vous décrivez est tout à fait intéressant et cette ruée vers le virtuel est bien une réalité. Je ne suis toutefois pas certain qu’il s’agisse d’une parade aux problèmes qui se posent globalement à l’Humanité et au monde.
Tout d’abord parce que je crois que cela n’est pas pensé ni voulu. La technologie le permet, c’est séduisant, pratique, nous y allons (nous fuyons peut-être, oui) mais ce n’est pas un plan organisé, ni planifié.
La seconde raison qui me fait douter du concept de parade est que ce monde virtuel ne se substitue en rien au monde réel. Il s’y ajoute ! Vous avez certes raison de rappeler que la consommation énergétique des serveurs informatique au niveau mondial reste marginale, mais cette consommation s’ajoute aux autres et ne la remplace pas.
Quand on fait ses courses par internet, on n’empeche en rien ‘in fine’ le flux physique de se produire. L’Humanité n’a jamais consommé autant de bien matériels et d’énergie qu’à l’époque d’internet, non pas à cause d’internet mais parce qu’internet n’a en rien stoppé le reste de nos activités, de nos consommation. Nos voitures sont de plus en plus nombreuses de plus en plus lourdes et puissantes et notre équipement en matériels divers toujours plus conséquent.
Quant à la surpopulation que vous évoquez très justement elle continue inéluctablement à menacer l’avenir et à effectuer son travail de sape envers la nature et toutes les espèces animales. A cela la « virtualisation ajoutée »(permettez moi cette invention) ne change rien.
Ce que je dis est-il provisoire ? Je l’ingnore, peut etre que demain il y aura substituabilité partielle. Mais nous resterons toujours des êtres de chair ayant besoin de nourriture, d’abri et de chauffage. A 7 milliards et moins encore à 9 ou 12 cela ne passera pas, même si une bonne partie de ces milliards (c’est quand même loin d’être encore le cas et n’est sans doute pas généralisable) passaient leur temps dans un monde virtuel. Le corps sera toujours là avec ses exigences que le nombre rend intenable à la planète.
J’ajoute à titre personnel, mais vous indiquez vous aussi que vous faites un constat et ne présentez pas là un souhait qu’en effet un monde trop virtuel est un monde dont je ne voudrais pas.
Bien cordialement et vraiment bravo pour cette réflexion originale.
Bonjour Didier et merci pour ce commentaire.
Nous sommes entièrement d’accord sur le constat : la surpopulation et le culte de la croissance nous mènent indubitablement à une impasse.
En revanche, je ne vous suis pas lorsque vous dites que le monde virtuel ne se substitue pas au réel. Cette substitution, précisément, est en cours et va s’accélérer.
Par exemple lorsque vous dites « Quand on fait ses courses par internet, on n’empeche en rien ‘in fine’ le flux physique de se produire », vous oubliez que ce flux est largement amoindri : si chacun va à l’hypermarché avec sa voiture pour faire ses courses (et c’est bien la situation actuelle), vous avez un déplacement aller et un retour par individu (ou famille). Si plusieurs familles font leurs courses par Internet, il n’y a aucun déplacement aller et la livraison est mutualisée (les livreurs ne viennent pas avec un camion ne contenant que LE DVD que vous avez commandé chez Amazon). Voyez-vous le gain en déplacements ? Et encore vous sous-entendez que l’objet de l’achat est matériel. Maintenant prenons un objet dématérialisé (un film en VOD au lieu d’un DVD) : où sont les placements physiques ? Il n’y en a pas, hormis le flux de données (marginal). Où est la production des disques DVD ? Il n’y en a pas non plus. Etc…
Adoptons une vision globale et regardons le phénomène de dématérialisation dans son ensemble : il touche à TOUS les éléments de notre civilisation (images, sons, connaissances, échanges, …) et déporte désormais nos actes d’achat (e-commerce) nos lieux de loisirs (réseaux sociaux), nos services…
Le gain écologique (déplacements, production) de cette mutation de notre civilisation est colossal. Encore une fois, je ne souhaite pas ce futur virtuel, mais il semble bien s’imposer à nous…
Bonjour Hervé,
Tout d’abord je suis tout à fait conscient de votre démarche vous ne faites pas une apologie du phénomène de « virtualisation » mais le décrivez.
Là où porte notre désaccord est donc sur la question de l’ajout ou de la substitution.
Pour la question des déplacements, je persite à penser que le gain est minime car si en effet le transport par camion reste inférieur (en terme de consommation d’énergie) à celui de la somme des véhicules qu’il remplace (même si une partie se serait faite en transport en commun) il existe quand même une augmentation globale de la consommation puisque pendant ce temps le consommateur fait autre chose (c’est même un peu pour cela qu’il passe par internet) et cet autre chose à de bonne chance d’être consommateur de biens et de services.
Le phénomène est donc indirect mais nous retrouvons là un des facteur moteur de la croissance économique : le gain de temps. En gagnant du temps nous faisons plus et finalement dégageons du temps pour plus de consommation et de production. C’est par ce mécanisme d’ailleurs que les PIB n’ont cessés de croître (période de conflit exceptées) tout au long du 20 ème siècle. Le caractère indirect du phénomène ne le rend pas moins réel.
D’autre part, dans les exemples que vous citez, il faut bien voir que ces produits (les DVD, ou même plus virtuels encore, les films par cable ou internet n’existaient pas du temps ou internet n’existait pas (les cassettes et les premiesr CD existaient mais leur consommation étaient très inférieure).
Aussi tandis que les gens achètent ces produits virtuels, ils ne diminuent en rien leur consommation des produits qu’ils achetaient avant (au contraire même, puisqu’ils doivent se procurer tous les outils de lectures, ordinateur, lecteur DVD). Ces nouveaux produits constituent donc bien un ajout et non une substitution. Le flux matériel de produits arrivant chez les particuliers comme le flux d’énergie dépensé ne diminue pas, ce que l’on devrait constater s’il y avait substitution.
Une partie de la croissance va vers le virtuel mais le « non virtuel » ne connait pas de décroissance en ce sens, encore une fois, je vois là un plus et non une substitution.(sauf si l’on entend substitution à ce qui aurait pu dans cette croissance être matériel si le virtuel n’existait pas). Disons juste qu’il y a virtualisation d’une partie du surplus de croissance mais pas substitution du matériel par le virtuel.
Bien amicalement
Didier